Contrairement à Crotoy qui espérait qu’avec le temps, ses prisonniers lui livreraient l’endroit exact où se cachaient les bûcherons, Allibert qui était pressé, exigea que le jugement des procès fut fixé le samedi suivant, jour du marché. Il voyait les choses en magnificence avec des exécutions en grand apparat sur le parvis de la basilique suivie aussitôt d’une grand-messe où on attirerait toute la foule et où il lancerait la grande croisade à destination du mont Quockelunde, dorénavant baptisé mont St Mikaël, afin de réduire à l’état de poussière le vieux monde païen, pour le règne éternel et la plus grande gloire de Dieu.
Entouré de deux chanoines aumôniers de prison, il visita le ménestrel, le pressant d’abjurer l’hérésie du Démon pour réintégrer le paisible troupeau des brebis du seigneur. Galfand lui répéta alors ce qu’il avait déjà dit à Crotoy: il garantissait son abjuration contre l’affranchissement des louviers. Le prélat repartit déçu. Quand à Crotoy, il n’eut pas plus de réussite pour obtenir de la part de Tola, ni de Cello, ni d’Ipona le moindre indice supplémentaire que ce qu’il savait déjà :
Le peuple des louviers restait itinérant dans la lande de Lessay, sous la protection paternelle de l’évêché de Constancia, bûcheronnant pour le compte des bénédictins de l’abbaye de Sainte Opportune. Il était de ce fait difficile de les localiser durablement. Crotoy se contenta donc d’envoyer des espions dans la lande. Les réactions de l’évêque Aldebert restaient pour les autorités cléricales d’Avranches du domaine de l’incertitude absolue.
Des manuscrits des compte-rendus judiciaire de ce qu’on appellera plus tard les minutes du procès d’Avranches, il ne nous reste que l’acte du jugement concernant le Ménestrel mais également celui des trois louviers La scène se déroula à nouveau sur la place du marché. Quinze jours après l’immolation de Somba, la foule afflua de nouveau de toutes les campagnes environnantes et la foire paysanne atteint son paroxysme: pour la plupart, c’était surtout l’occasion de gagner beaucoup d’argent. Plus il y avait de monde, plus il y avait de potentiels clients pour toutes sortes de marchandises: bêtes et grains, boissons alcoolisées diverses, outils agricoles, armes artisanales, tissus, sabots, selles et peaux, victuailles cuites et crues, toutes sortes de produits qu’on trouvait sur les marché mais cette fois en si grande abondance qu’on se demandait d’où tout cela pouvait bien sortir. Il y avait aussi les voleurs, les filles de joie, les bateleurs dont certains considéraient Galfand comme un de leur plus digne représentant, des garçons venus courir la gueuse et des filles aguichant les garçons. Des jeunes et des vieux et même toute un flopée de nourrissons …
Celui-ci fut reçu vers les dix heures dans la bibliothèque du prélat :
- Votre Eminence, commença-t-il, je viens pour évoquer avec vous les grands procès qui s’ouvrent dans notre sainte ville sous votre haute autorité. L’édit de foi promulgué dans la ville faisant état des actes de sorcellerie pratiquée par le Ménestrel de Vaumoisson au lieu dit du hameau de Karol et celui du massacre qu’auraient commis les trois héritiers du sorcier Somba, brûlé en place publique, au mois de septembre, laisse planer un doute sur la qualité d’un tribunal ecclésiastique à prononcer un jugement de même nature sur les agissements du ménestrel Galfand de Vaumoisson ainsi que sur ceux des trois louviers sans risquer de confusion sur la nature même des délits. En effet, si le premier s’est rendu coupable d’actes avérés de sorcellerie en défiant le ciel, Tola, Cello, Ipona du village des loups, sont eux accusés de pillage et d’immolations mutiples et autres crimes de droit commun sans aucune forme d’hérésie. En conséquence, si le cas de Galfand reste du ressort de l’église, les trois derniers criminels dépendent de la justice séculière. Si le bûcher reste le châtiment du Ménestrel, les trois louviers,eux, doivent plutôt être pendus….
L’évêque devant des arguments aussi convainquant essaya bien de biaiser en arguant que les criminels du village des loups lui avaient été livrés par la garde épiscopale de l’évêque Constancia car le crime avait été commis dans son diocèse. Ce à quoi Robert de Vaumoisson rétorqua qu’il avait peut-être bien raison mais qu’il fallait mieux alors faire appel au tribunal itinérant de la Sainte Inquisition, seul habilité à juger les délits d’hérésie…
- Surtout pas ! s’exclama l’évêque… Ces gens seraient bien trop long à convoquer !
Il se savait surtout en totale irrégularité vis-à-vis de sa hiérarchie étant donné ses propres us et coutumes, faisant le jour et la nuit dans tout son propre diocèse. Pour exemple, le procès de Somba qui était tout à fait édifiant sur ses pratiques. De bien mauvaise grâce, il concéda donc à Robert de Vaumoisson que seul le ménéstrel devait être brûlé, les héritiers de Somba seraient pendus, le même jour, sur la place du marché sous le coup de la justice civile de la ville.
Fort de ce succès, Robert obtint même que Galfand reste sous la garde des gens d’armes de la ville, dans la même prison que les Louviers, leur évitant ainsi à tous le douloureux passage entre les mains de son bourreau, Clément Jouënne, dans son caveau des horreurs.