Sur des piédestals métalliques, le flambeau des torches, dégoulinantes de graisse, envoyait au ciel une fumée noire, devançant l’âcre odeur  des chairs consummées.

On aligna les prisonniers  face au tribunal  afin que toute la foule puisse profiter au maximum du désarroi des hommes et  de la détresse de la  jeune femme face à la sentence qui devait délivrer  leurs âmes. Alors commença le jugement :

Premier, Crotoy énuméra des faits et gestes odieux commis par les criminels sans présenter aucune preuve de leurs réalisations

Robert de Vaumoisson  lut d’une voix sans timbre l’acte d’accusation concernant  les Louviers

Le premier Chanoine  détailla les actes   d’hérésie, de sorcellerie et d’idôlatrie reprochées au Menestrel.

Il conclut en déclarant que Galfand avait formellement rejeté  toute espèce d’abjuration s’entêtant dans son erreur et revendiquant sa faute.

Leur sort était scellé …   

Alors, Allibert, évêque d’Avranches se leva en s’appuyant sur sa crosse et devant tous ses fidèles, prit ainsi la parole :

- Il est avéré que le barde Galfand s’est rendu coupable de sorcellerie en s’emparant de trois jeunes enfants nobles de la défunte maison de Scissy pour les projeter dans les nuées  dans une nef à  la voile gonflée par le souffle de Satan afin qu’ils retombent dans le gouffre effrayant des enfers, soustrayant ainsi trois âmes chrétiennes à la sainte famille de Dieu. Le ménestrel est réputé avoir conclu un pacte avec le Malin qu’il a toujours refusé d’abjurer devant notre tribunal.

Depuis tout ce temps les enfants de Scissy ont sans nul doute péri dans la grande mare liquide  battue par la Tarasque. Puisse St Mikaêl nous venir en aide afin de la réduire . Amen !

Et il fit un signe de croix en direction de la foule pour la bénir. Certains s’agenouillèrent. Puis il reprit son exhortation en direction cette fois de Galfand, selon les formules consacrées :

- Je te conjure, Satan, ennemi du salut des hommes. Reconnais la justice et la bonté de Dieu le Père, qui, par son juste jugement a condamné  ton orgueil et ton envie ;
Quitte ce serviteur de Dieu !


Certains  cherchaient à se faire voir, d’autres plutôt  à se fondre dans la foule. Les grandes, les petites, les gros, les maigres, les estropiées, les bossus, les laids, les beaux, les très moches et les bellâtres, les plus délurées et les plus gourdes formaient une masse  mouvante difficilement contenue par  une haie de gens d’armes qui avaient fort à faire pour tenir libre l’espace réservé aux officiels. Ceux-ci, pour la plupart étaient   les mêmes juges  que pour le procès Somba.  Au côté de ceux des assesseurs du prélat, chanoines attachés au chapitre du diocèse, tous juges cléricaux réputés irréfutables, on avait cependant ménagé trois autres sièges: celui réservé à Hugues Lupus, vicomte d’Avranches, la chaire de Robert de Vaumoisson, premier échevin et le dernier, un simple banc,  sur lequel devait s’asseoir  Crotoy, baron de Saint Sauveur et capitaine d’armes de la ville.

Le service d’ordre de la cérémonie  était confié à son fidèle lieutenant Bertrand tout carapaçonné dans une armure étincelante. Comme la fois d’avant, la foule se fendit pour laisser passer le   petit cortège de diacres et de chanoines précédé du  prélat  rondouillard s’appuyant sur sa crosse et revêtu de sa plus belle chasuble verte et d’autres étoles chamarrées. Il menait toujours son train à petits pas essoufflés comme s’il voulait faire durer le plaisir.

Et toujours portant la traîne, les deux petits enfants de choeur au visage de cire, les yeux cernés et le regard infiniment triste, indifférents  aux nombreux spectateurs.

En fin les trois laïcs fermaient la procession solennelle. Alors, depuis la ruelle de la capitainerie on entendit monter dans un silence relatif, le roulement d’une charrette sur laquelle étaient juchés les condamnés. A la différence de Somba, sur les quatre condamnés parmi lesquelles se trouvaient la jeune  Ipona, un seul, le plus grand et le plus maigre était couvert de chaînes. Mais comme Robert de Vaumoisson  leur avait évité l’ordalie, ils étaient tout à fait vaillants et conscients de leur exécution publique. Et, ils portaient  tous beau, impressionnant la foule par leur extraordinaire dignité. Ipona, la jolie fille surtout, peu marquée par les affres de sa captivité, était resplendissante et d’une beauté peu commune. La brune louvière contemplait du haut de son charriot  la foule sidérée  avec toute l’incandescence d’un noir regard de braises. La rumeur,  d’habitude nourrie de tous les quolibets s’étouffa tout à fait.

Sur la gauche, face à la table des tribuns, se dressait la galerie des potences. Au pied de l’escalier  pour accéder à l’estrade, les acolytes cagoulés  de Clément Jouënne se tenaient droits comme des satues. Sur la droite, tête nue et crâne rasé, au pied de son bûcher, le maître bourreau arrangeait méticuleusement l’ordonnance  de ses fagots.