21 mai 2020

La mort des pauvres

Sonnet.

C'est la Mort qui console, hélas ! et qui fait vivre ;
C'est le but de la vie, et c'est le seul espoir
Qui, comme un élixir, nous monte et nous enivre,
Et nous donne le coeur de marcher jusqu'au soir ;

A travers la tempête, et la neige, et le givre,
C'est la clarté vibrante à notre horizon noir ;
C'est l'auberge fameuse inscrite sur le livre,
Où l'on pourra manger, et dormir, et s'asseoir ;

C'est un Ange qui tient dans ses doigts magnétiques
Le sommeil et le don des rêves extatiques,
Et qui refait le lit des gens pauvres et nus ;

C'est la gloire des Dieux, c'est le grenier mystique,
C'est la bourse du pauvre et sa patrie antique,
C'est le portique ouvert sur les Cieux inconnus !

 Poète : Charles Baudelaire (1821-1867) Recueil :Les fleurs du mal.


23 mai 2020


Oiseaux de passage

C’est une cour carrée et qui n’a rien d’étrange :
Sur les flancs, l’écurie et l’étable au toit bas ;
Ici près, la maison ; là-bas, au fond, la grange
Sous son chapeau de chaume et sa jupe en plâtras.

Le bac, où les chevaux au retour viendront boire,
Dans sa berge de bois est immobile et dort.
Tout plaqué de soleil, le purin à l’eau noire
Luit le long du fumier gras et pailleté d’or.

Loin de l’endroit humide où gît la couche grasse,
Au milieu de la cour, où le crottin plus sec
Riche de grains d’avoine en poussière s’entasse,
La poule l’éparpille à coups d’ongle et de bec.

Plus haut, entre les deux brancards d’une charrette,
Un gros coq satisfait, gavé d’aise, assoupi,
Hérissé, l’œil mi-clos recouvert par la crête,
Ainsi qu’une couveuse en boule est accroupi.

Des canards hébétés voguent, l’œil en extase.
On dirait des rêveurs, quand, soudain s’arrêtant,
Pour chercher leur pâture au plus vert de la vase
Ils crèvent d’un plongeon les moires de l’étang.


Sur le faîte du toit, dont les grises ardoises
Montrent dans le soleil leurs écailles d’argent,
Des pigeons violets aux reflets de turquoises
De roucoulements sourds gonflent leur col changeant.

Leur ventre bien lustré, dont la plume est plus sombre,
Fait tantôt de l’ébène et tantôt de l’émail,
Et leurs pattes, qui sont rouges parmi cette ombre,
Semblent sur du velours des branches de corail.

Au bout du clos, bien loin, on voit paître les oies,
Et vaguer les dindons noirs comme des huissiers.
Oh ! qui pourra chanter vos bonheurs et vos joies,
Rentiers, faiseurs de lards, philistins, épiciers ?

Ô vie heureuse des bourgeois ! Qu’avril bourgeonne
Ou que décembre gèle, ils sont fiers et contents.
Ce pigeon est aimé trois jours par sa pigeonne,
Ça lui suffit : il sait que l’amour n’a qu’un temps.

Ce dindon a toujours béni sa destinée.
Et quand vient le moment de mourir, il faut voir
Cette jeune oie en pleurs : « C’est là que je suis née ;
Je meurs près de ma mère et j’ai fait mon devoir. »