Il savait qu’il pouvait compter sur Bertrand qui excellait dans cette pratique. Mais intervenir  sur le diocèse de Constancia, sans l’aval de son évêque, était bien trop risqué. Il se méfiait d’Aldebert et de son  influence grandissante sur tout le duché de Normandie.  Il  se doutait que celui-ci  tentait de mettre la main sur l’abbaye de la   Lucerne avec la complicité de son abbé Tancrède qui se sentait  bien trop écarté de la conquête des monts…

Ainsi  cheminait Crotoy qui s’en retournait sur la cité des Abrincates…

Quand l’évêque Allibert apprit la disparition des enfants, il se mit à piquer une colère noire tout comme l’enfant qui pigne parce qu’on lui a confisqué son jouet. Deux chanoines et un diacre ne furent pas de trop pour le ramener à un peu plus de dignité et surtout pour qu’il cesse de gifler son capitaine qu’il traitait comme le dernier de ses valets.

- Tu n’es qu’un incapable, qu’une mule lépreuse, qu’un pet galeux !...    

Mais quand il eut récupéreé ses esprits, il accepta asez volontiers la fable que lui servit Crotoy, chargeant exagérément Tancrède de tous ses maux. Il lui avait fait confiance, comme à l’ordinaire à chaque fois qu’il recrutait les enfants pour son chœur: Tancrède n’avait pas pris les mesures suffisantes pour garder au secret les enfants de Scissy. L’enlèvement avait eu lieu lors de la visite de l’évêque avec la complicité de moines corrompus. Le chevalier Galfand s’était introduit dans le monastère à l’insu de tous, ce qui révélait un relâchement général dans  la stricte application de la règle au monastère.

Alors, Crotoy rassura l’évêque en lui garantissant qu’Aldebert, son confrère  de Constancia était resté tout à  fait ignorant des événements  qui s’étaient déroulés ce jour là dans l’abbaye. Puis il conforta l’évêque sur sa perspicacité et sa prodigieuse pertinence d‘installer  sur le mont Quockelunde des Bénédictins bien plus vertueux à respecter la règle que leurs confrères Prémontrés. Flatté à l’extrême par son serviteur, l’évêque n’eût plus aucune difficulté à s’enthousiasmer sur le fastueux procès  qu’ils allaient réserver à Galfand contre lequel il n’aurait  aucune difficulté à enflammer les foules. Ce bon mot les fit d’ailleurs bien rire lorsqu’il s’agissait du bûcher qu’on promettait au ménestrel. Ainsi Crotoy s’en retourna à la capitainerie tout rasséréné sur le pouvoir de persuasion qu’il conservait sur le prélat Il était temps pour lui de s’en aller interroger  Galfand, pour tenter de lui faire avouer sa complicité avec Somba. Il espérait bien « supplicier Paul pour faire parler Jacques » et utiliser les petits enfants de Somba comme un levier susceptoble de délier la langue de Galfand. Les procès se profilaient sous les meilleurs auspices…




 



           

         

 




Avant tout, il faut rappeler que Crotoy et Galfand étaient de vieilles connaissances.  Si le ménestrel, fils d’un  vilain dont la tenure s’étendait sur les hauteurs de Vaumoisson s’était fait tout seul, Crotoy descendait de la petite  noblesse  de Saint-Sauveur. Il avait un instant balancé entre la vocation religieuse et le métier des armes. Son goût prononcé pour la chasse et son caractère plutôt vindicatif l’orientèrent bientôt vers la carrière militaire. A cette époque, les hommes d’armes se vendaient au plus offrant. C’est alors que Crotoy portait les armes des Seigneurs de Pirou qu’avait eu lieu leur unique  confrontation. Galfand à la tête d’une troupe de baladins  avait été engagé pour égayer un soir le festin du seigneur du château, sa dame et une petite suite de courtisans. Galfand au milieu de la grande table dressé en  U s’était mis  à jongler avec une folle dextérité. Il utilisa d’abord trois balles inoffensive, puis quatre, puis cinq et finalement six. On ne voyait plus ses mains et les petites boules formaient en l’air une sphère multicolore  qui s’élevait puis s’abaissait en alternance et qui fascinait l’assistance . Il prit ensuite trois poignards acérés qu’il rattrapait toujours au point limite de leur équilibre entre la lame et le pommeau. Puis, le seigneur du Château  le défia d’utiliser trois torches suspendues aux murailles de la grande salle des fêtes pour les faire virevolter dans les airs. Le ménestrel s’exécuta sans rechigner. Il fut  alors largement applaudit . A ce moment, Crotoy,   jaloux de son succès aussi bien que de son habileté, passablement  ivre aussi, comme à son habitude dans ces sortes d’agapes, le mit  cet fois au défi de jongler avec   des petits pots en verre remplis de crème sucrée au lait d’amande mélangé à de la farine de riz et d’une poudre sucrée allongée d’épices. Ils s’aliganient en bout de table en guise de desserts.

- Bouffon, lui dit-il, prend  ces ampoules de genestada et fait les donc tournoyer autour de ta tête  sans toutefois les renverser. Fais-le et je t’applaudirai !...

Alors Galfand sans le quitter des yeux se saisit d’une première ampoule puis d’une deuxième et les lança en l’air à tour de rôle, lentement,  sans rien renverser. Puis, il s’en saisit d’une troisième. Le public retenait son souffle. C’est alors qu’une goutte de crème s’échappa d’une des ampoules allant s’écraser sur le sol. Crotoy se mit à se gausser d’un rire moqueur. Alors, tout en continuant son mouvement, le ménestrel s’empara d’une quatrième ampoule  puis les lança l’une après l’autre haut en l’air et chacune allèrent s’écraser successivement sur la tête et les épaules du capitaine se répandant sur son élégant surcot, ruinant ainsi toute sa flamme et ses couleurs.